Des reines et des loups, le féminisme réenchanté de Claudine Loquen
Il y a de la douceur dans l’œuvre de Claudine Loquen. Des visages ronds et souriants dans un style résolument naïf; des personnages qui semblent tout droit sortis de contes pour enfants; un chatoiement de couleurs et de motifs; des lignes claires qui affirment un goût pour l’harmonie du disegno, ses peintures et dessins semblent être autant de récits fantasmagoriques d’une humanité radieuse. Une gageure pour cette artiste née près du Havre qui affirme croire en la possibilité « d’être un artiste heureux ». Chaque œuvre nous plonge dans un univers onirique habité par des reines et des animaux fantastiques, un monde merveilleux où le proche et le lointain comme la gravité n'ont plus cours, l'espace n'étant plus soumis qu'à la fantaisie colorée de l'artiste. Mais qu'on ne se méprenne pas. Derrière l'apparente candeur de ses compositions se cache souvent une réalité plus sombre. Il n’y a qu’à voir la fascination de l’artiste pour le loup qu'elle représente parfois comme un protecteur, mais aussi sous les traits d'une créature sombre dont la gueule ouverte laisse voir des crocs menaçants et trahit un appétit féroce pour l’innocence de jeunes filles alanguies et impuissantes. A moins que leur abandon ne témoigne d'une impassibilité résiliente, un détachement face à l'avidité des mâles, qu'ils soient bêtes ou hommes. C'est donc l'ambiguïté qui règne dans ces compositions, comme dans L'enlèvement bleu, dessin où l'on ne sait plus si le loup protège ou kidnappe le personnage qu'il tient dans ses griffes. Mais d'objet sexuel, la femme devient dans d'autres dessins et peintures l'incarnation d'une féminité combative. Ce sont alors des femmes artistes, écrivaines, reines ou militantes qu'elle portraiture comme autant d'incarnations d'une féminité qui ne veut plus qu'on la voit comme un « sexe faible ». Des femmes qui figurent également au panthéon de ses influences artistiques et de ses références culturelles. De Camille Claudel dont on sait la passion qu'elle eut pour et avec cet ogre artistique que fut Rodin à Marie Laurencin, de Jane Eyre à Mimi Pinson ou de Anne de Bretagne à Geneviève de Gaulle, la femme est au cœur de son œuvre qui devient une ode à leur force et à leur détermination. Artistes femmes dans un monde de l'art dominé par les hommes, militantes féministes, femmes de pouvoir, elles deviennent les personnages d'un conte féministe que met en images Claudine Loquen. Et si pour Adorno nous avons tous en nous un personnage de conte de fée, l'artiste fait de chacune de ses œuvres un récit où elle met en scène proches et personnages historiques, figures mythologiques et personnalités culturelles. Toutes forment une sorte de généalogie idéale à la gloire de la femme triomphante, capable de déjouer le cours du destin et de l'histoire. De face ou de profil, uniques et universelles, elles incarnent une féminité idéalisée, commune et atemporelle que révèle leur parenté plastique. Aussi, à l'instar des bas-reliefs de l'Egypte Antique ou des tapisseries du Moyen-Age, l'artiste nous conte au fil de ses œuvres les grandes heures d'une Humanité féministe et tendrement combative. Un univers qui se fait onirique pour mieux rappeler et révéler la poésie, belle ou tragique de nos existences. Dans le film Entrée des artistes réalisé en 1938 par Marc Allégret,Louis Jouvet conseillait à Bernard Blier de mettre un peu d'art dans sa vie et un peu de vie dans son art. Claudine Loquen a quant à elle entrepris de poétiser le réel et de réaliser le poétique en produisant une œuvre où coexistent le fantastique et le quotidien, la cruauté et la douceur, le combat et l'abandon, le mythique et l'historique. Alors oui. Qu'ils soient tracés à l'encre, peints sur la toile ou découpés dans des planches de bois, les dessins de Claudine Loquen sont naïfs. Mais d'une naïveté consciente d'un monde peuplé de loups et d'ogres, et qu'il convient de réenchanter par l'art et la fantaisie. Bertrand Naivin - 2020 __________________________________ Claudine Loquen : Les chemins du rêve Echappant aux classifications, par trop réductrices, l’art de Claudine Loquen redonne à l’image toute sa puissance d’évocation en nous faisant entrer de plain-pied dans le monde déroutant du rêve et du merveilleux. Il n’est pas surprenant que le livre et la poésie tiennent dans sa vie une place privilégiée. Avec le 7e art, ils constituent la source à laquelle son imagination s’abreuve depuis toujours. Elle puise ses thèmes dans l’histoire de l’humanité, avec une franche prédilection pour des destins tragiques ou romanesques comme le furent les vies de Jeanne d’arc, d’Ann et Mary Boleyn, Joséphine de Beauharnais ou les soeurs Brontë. Car Claudine Loquen, avant tout, aime à raconter ou s’approprier des histoires et, comme elle est peintre, parfois illustratrice, elle le fait par le biais du trait et de la couleur, passant allégrement du papier à la toile ou au bois, de l’encre à la technique mixte, en ayant recours au collage, à la calligraphie et aux chutes de tissus nobles qu’une amie lui fournit. Cela vient lui rappeler que sa famille compta en son sein quelques tisserands.
Luis Porquet - 2016
Claudine LOQUEN : The Pathways of the Dreamworld Escaping overly simplistic classifications, Claudine Loquen’s artwork restores all evocative power to the image by drawing us directly into the bewildering world of dreams and wonders. It is not surprising that books and poetry hold a special place in her life. Along with cinema, they constitute the spring from which her imagination has always drank. Yet she also draws her themes from the history of mankind, with an evident predilection for tragic or romantic fates, such as the lives of Joan of Arc, Ann and Mary Boleyn, Joséphine de Beauharnais, and Brontë sisters. Above all, Claudine Loquen loves telling or appropriating stories and, being a painter and illustrator, she does this using lines and colours, enjoying alternating between paper, canvas, and wood, between inks and the mixed technique, and making use of collage, calligraphy and offcuts of high-quality fabrics provided by a friend. This serves to remind her that her family counted a few weavers among its ranks. In her charming house in Rouen, which is discretely hidden in one of the oldest and most picturesque streets of the town, Saint-Patrice Road (in the Middle Ages, the building housed a poster designer’s workshop), Claudine Loquen seems to live outside of time, surrounded by the books of her emblematic heroes: Jane Eyre, Nadja, and Martin Eden. The latter plunges us into the wild and harsh world of Jack London, the intrepid explorer of great snowy wildernesses and author of White Fang. It is not at all surprising, then, that wolves currently play a role in the incisive, fairytale imagery employed by the artist. “In fact, I learnt everything myself by going to museums and reading art books,” she told me, somewhat nostalgically. Yet is drawing from masterpieces not the best way to get straight to the heart of things? Humble and sensitive in nature, but driven by an uncompromising energy, Claudine Loquen is one of those for whom life is still the supreme lesson teacher, because unlike qualifications, life confronts you with yourself and the salt of humanity. Having successively practiced several professions during her career, Claudine Loquen has learnt and gained much, every new encounter being a possible opportunity for discovery, progress and re-assessment. Only those who think they know everything spurn the lessons that each passing day offers. After all, in the eyes of eternity, we are but perpetual apprentices. In the field of painting, Claudine Loquen plainly asserts her passion for Berthe Morisot, Emil Nolde, Charlotte Salomon, Paula M. Becker and also Gaston Chaissac, a key figure of Outsider Art. These names alone are enough to situate her own expectations in terms of artistic expression. Yet they define not so much a style as a state of mind. Expressionism, among other influences, fuels a part of her research. The value of Claudine Loquen’s work lies in the undeniable freshness of her inspiration, which is ever renewed by the authentic vision of childhood that has tirelessly accompanied and guided her. In Philippe Quinta’s book that she so beautifully illustrated (Comme en semant) I came across a phrase that, in my eyes, captures the full flavour of her approach: “You are moved by the smallest of things.” This ability to grasp the tiniest of objects or movements in life points to a desire to magnify every instant. “I seek the gold of time,” said André Breton shortly before breathing his last. Surely nothing is more deeply moving than this quest! The poet’s secret lies in finding it without realising.
______________________________________ Fraîcheur de vie : Claudine Loquen Seule la vérité silencieuse de l’art du moins telle que Claudine Loquen la pratique provoque la saisie improviste de l’ineffable. L’artiste le concentre dans une paradoxale dispersion. Son travail devient une peinture parlante et une poésie muette. Chacune de ses œuvres est un immense cube d’air frais. L’espace y paraît immense à travers les figures féminines ravies d’être en des espaces disjoints où les couleurs leur font l’amour. Claudine Loquen propose des voyages, des errances issues sans doute d’une lente incubation mais qui giclent dans une fraîcheur surprenante. L’univers sort de sa massivité, de sa compacité. Il s’ajoure en ce qui tient pourtant d’une plénitude. Celle-ci conduit aux bords extrêmes de la peinture. L’artiste inscrit une traversée du regard dans l’altérité de son langage pictural. Chaque toile devient une fête qui prolonge celles que Dufy et Chagall avaient inventées dans leur temps. Mais ici le féminin lui-même devient langage. Il est la matrice presque invaginée de l’acte de peindre. Surgissent un rêve, une utopie, une audace et une liberté créatrice. Princesses, danseuses, fillettes d’un autre âge possèdent en leur bain de jouvence une sensualité drôle, exubérante et sans la moindre ambiguïté. L’écriture plastique s’élabore dans un déplacement et une réappropriation inventive du monde. L’aplat lui-même de la peinture crée des rêveries en un processus où l’artiste s’interdit tout mimétisme. Claudine Loquen crée une sidération par les entremêlements décalés des éléments structuraux de la peinture (matières, formes, variations des couleurs et des valeurs, des masses). Chaque toile est une divagation, un théâtre de marionnettes, une suite forestière. C’est une passe croisée : celle de l’attente et d’un regard en réserve. Le regardeur oscille de l’intensité innommable de la matière à ses contours nommables car l’artiste déstabilise les références réalistes et bloque toute opération mimétique. Le champ pictural s’ouvre dans le jeu de la proximité et du lointain, du rêve et de la réalité. Dégagée de toute fonction documentaire, décorative et explicative l’œuvre par l’excroissance de ses figures et de ses codes crée une fête. S’y tresse à tous les tissus d’héritage qui forment les arts une nouvelle manière de montrer le monde. En interprétant le réel, en le déployant Claudine Loquen rejoue un dispositif de doute et d’aventure. Elle crée un acte de figuration au sein même de l’intensité et du noyau du rêve autour desquels tournent les arts même parfois sans le savoir. L’artiste en ses cubes d’air frais cherche à dialoguer avec la présence de ce qui nous échappe et qu’elle ramène à nous. Ses femmes se dessinent, surgissent, s’avancent, se perdent peut-être. Chargées de substance spatiale elles entraînent vers la présence essentielle. La surface de chaque toile entrouvre la porte du retour vers le paradis perdu de l’unité. Elle va vers un éclat. Tout va du bas vers le haut : le sacré ne descend pas, il monte. Et durant cette montée, l’élan abolit parfois la différence entre l’intime et l’impersonnel. À cet instant, l’extrême n’a plus de sens : à quoi bon le sens quand l’espace est infini ! Le bonheur est dans la toile comme il est parfois dans les prés. Tout s’accélère dans une perdition de l’identité… Perdition devenue l’essence du plaisir. Il déclenche l’unité des espaces intérieur et extérieur que procurent de telles fables colorées. Ce qui s’agite ce n’est pas seulement les femmes mais le langage de la peinture. Il est (avec elles bien sûr) la seule transcendance indubitable. Comme les femmes le langage de Claudine Loquen nous pénètrent par le haut bien mieux que les sornettes divines. Celles-ci empalent verticalement notre cerveau sous un empilement d’interdits. A l’inverse en croisant, la langue picturale et la femme l’artiste crée à leur point d’intersection des moments de grâce. Jean-Paul Gavard-Perret - 2015 _____________________________________ Claudine Loquen ou la peinture en cavale Dans le travail de Claudine Loquen la digression est toujours présente. Elle devient même une nécessité formelle comme si la peinture elle-même était une dérive à laquelle l'artiste ne peut donner de sens. C’est un pont suspendu au-dessus du vide et dénué de tout parapet. La créatrice y perd la boussole pour nous saisir de vertige. Elle n’a pas de stratégie, même si ponctuellement il peut y avoir une sorte de programmation. Mais cela donne à l’œuvre une densité au sein même de sa légèreté. Sauts et gambades dans l’espace de la toile deviennent des disjonctions et des bifurcations dans une forme de picaresque puisque l’artiste passe d’un sujet à l’autre. De « plages » en « plages » on passe d’un univers à l’autre par des ruptures de ton. Et ce travail fascine. L’artiste s’y retrouve en cavale dans des talus et des chemins de traverse. Il n’existe pourtant ni fuite ni confusion mentale. Tout est le résultat d'une mécanique picturale très précise. En effet, travaillant sur son motif, l’artiste avance comme par à-coups mais le résultat demeure quelque chose de très construit, même si l'ensemble est sinueux, digressif ; c'est du hasard manœuvré, de la cuisine fabriquée à partir de télescopages. Mais plus que de rechercher un effet ludique l’artiste trouve une anti-rhétorique qui détourne des images ambiantes. Moins militante qu’ironique (et c’est tant mieux) Claudine Loquen ouvre sa peinture au plaisir. L'idée reste de "pirater" la rhétorique, d'écorcher volontairement les images car pour elle et en sa peinture il n’existe pas de choses auxquelles on ne touche pas, ne demeurent jamais des choses sacrées. Sa peinture est donc excitante autant pour le regard que pour l’intelligence. Les digressions picturales donnent des pistes qui vont dans un sens plus important que l'évènementiel. Contre la littéralité l’artiste dresse son exigence de manière presque « obscène ». En ce sens sa peinture est performative : elle agit, elle devient une forme de pensée pragmatique mais qui échappe à la pure raison. Et si l’artiste est arrivée dans sa peinture avec ses bagages culturels et artistiques elle les a oubliés volontairement dans un coin de son atelier tout en ne se fermant pas certaines portes. Mais son souci n’est pas d’être bien dans la ligne du temps. Dans ça peinture il faut que ça déborde. Et elle essaie d’en tenir compte. Ses cavales ne « parlent » pas que de cavale elles montrent en profondeur. Et l’inconscient qui fait surface possède plus d'obscurité mais aussi de lumière qu'on pouvait le penser. Une telle approche est donc rare car il soulève quelques problèmes fondamentaux auxquels Claudine Loquen ne donne pas forcément de réponses. Mais elle se distingue de la production ambiante. Chargé de ses digressions elle refuse avec humour toute cristallisation des procédés de style. Chaque toile de l’artiste continue à travailler contre la précédente même si elles sont toutes armées de la même langue. A sa manière et malgré son âge printanier l’artiste semble nous dire que contrairement aux idées reçues la peinture est comme le hard rock et la poésie : ce ne sont pas des approches de jeunesse. C'est ce qui permet d'amener à l'acte ce qui n'est sinon qu'une activité de plus, c'est-à-dire que c'est ce qui donne des armes pour briser le statu quo. La peinture est donc une opératrice. Et Claudine Loquen donne l'exemple parfait de la peinture du décalage. C'est avec cette intention que celle-ci reste une mécanique en marche donc vivante. Jean-Paul Gavard-Perret - 2016 __________________________________________ Claudine Loquen Ce qu’aujourd’hui on appelle « L’art singulier » puise ses racines dans ce qui a été considéré depuis la Renaissance, hors définition : gaucheries, couleurs trop audacieuses, proportions mal respectées… Au 20ème siècle, les plus grands artistes s’en nourrissent. L’art populaire, l’art brut, les dessins d’enfants, les primitifs… Toutes ces expressions « hors normes » sont reconnues par eux comme des puits de liberté. …De l’audace, et encore de l’audace ! Mais où la chercher et comment ? Pour un jeune artiste, les choses ne sont pas toujours simples, à chacun sa voix. Ileana Cornea Paris - 2007 ______________________________________ Claudine Loquen Ileana Cornea - 2007 |